Bernadette Ferreira

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La Tia [1]du Portugal

Qu’as-tu ?
Rien.
Tu n’as pas l’air bien…ça va ?
T’inquiète, c’est juste un peu de saudade…
Elle te vient d’où ?
Je ne sais pas…du pays…
Tu veux dire du Portugal ?
Oui…peut-être …c’est quand j’écoute Amalia Rodrigues
Elle te rend triste ?
Non…Oui…un peu
J’aime pas te voir triste, tu veux que je te chante une chanson ?
Oui.
Tu veux une chanson en portugais, celle que tu m’as apprise l’autre jour ?
Oui (rires)
 
“Chamaste, preta preta, que sou preta
Eu bem o sei
Mas a azeitona preta tambem vai a mesa do rei !”
[2]

Applaudissements et rires.

Tia me regarde, prend mon front dans ses mains et dépose un baiser en son milieu.
J’ai six ans, nous sommes au mois d’août, assises, elle et moi à l’ombre des noisetiers. Il fait chaud. Je joue avec ses mains, je tire sur ses doigts l’un après l’autre, déformés et noueux,  je compte en portugais « um, dois, três, quatro, cinco ».  Je prends ses deux mains, j’y plonge mon visage tout entier. C’est doux et frais,  je respire à grandes gorgées l’odeur des mains des lavandières du Portugal.

[1] tantine
[2] Tu m’as dit que j’étais noire, noire
Que je suis noire je le sais
Mais apprends que l’olive noire
Est aussi servie à la table du roi

 

 Fado de l’exil.

 1965. J’ai dix ans. C’est le soir, c’est l’hiver, il y a un grand feu dans la cheminée.

Ils sont arrivés, après le travail, après le souper, le visage fatigué. Ils s’installent.  Ils sont assis sur des chaises en bois, ils se parlent à peine. Quelques mots en portugais, quelques nouvelles du pays. Ils sont six, trois guitares à douze cordes, un concertina, un violon et un harmonica.  L’un d’eux se racle la gorge, l’autre égrène quelques accords. Les femmes ne disent mot et guettent l’instant où.

Ils sont prêts et dans la seconde qui suit, jaillit la musique du Portugal. C’est  bien elle. C’est tout le Portugal qui surgit d’un coup. Les visages s’éclairent, les femmes sourient, l’une d’elles chantonne. Un homme lance un cri, un autre lui répond, les doigts vont et viennent, avec agilité, avec bonheur, sur les instruments. La musique va crescendo, l’un d’eux chante, tous les yeux sont rivés sur lui, la voix devient grave, les mots pleins de nostalgie réveillent des souvenirs de jeunesse, des souvenirs de là-bas.

Un fado, puis un autre, encore un autre et le dernier, le plus beau, le fado qui au-delà des mots chante la douleur de l’exil et la douceur des champs de blé.

 

Merchi patrone.

Aujourd’hui ma mère est contente. Elle sourit et elle chantonne. Elle a fait du riz au lait à la cannelle pour le dessert. J’ai pu en reprendre deux fois. Elle m’a dit « tou lou mérita ». C’est parce que maintenant je lis les lettres qui arrivent du pays. A chaque fois que le facteur crie « des nouvelles du Portugal », ma mère laisse tout  ce qu’elle était en train de faire et accourt vers lui comme s’il était un messie. Faut dire que des lettres de là-bas, c’est pas tous les jours qu’elle en reçoit.

Moi je lis ou plutôt je décrypte les mots qui dansent sous mes yeux. Je ne comprends pas toujours ce qu’il est écrit, alors je bafouille, ma voix ralentit et ma mère, bras croisés sur son tablier termine le mot sur lequel je bute.

Elle commente et part dans ses souvenirs. Elle a toujours des larmes dans les yeux pendant qu’elle m’écoute, c’est parce qu’elle est émue. C’est normal, ça la remue tout ce que je lis, parce que comme elle dit, elle comprend entre les lignes.

Aujourd’hui, c’est sa sœur qui comme elle est analphabète, qui lui fait savoir qu’elle va revenir pour toujours vivre à ses côtés. Elle a déjà fait ses papiers, tout est prêt, elle a même acheté une bouteille de Porto pour offrir au patron de ma mère. Ma mère approuve du menton, elle lui offrira et lui dira « merchi patrone », il est tellement gentil, avec lui, elle sait qu’elle aura toujours du travail.

Je replie la lettre, ma mère s’essuie les yeux avec un coin de son tablier, elle sourit aux anges. Elle est heureuse. Je la regarde. Je ne lui dis pas ce qui me traverse la tête. C’est promis. Un jour j’écrirais, un jour je serais grande et je dirais tout sur la vie des femmes d’ici, des femmes d’ailleurs.

J’écrirais pour elles qui ne savent ni lire, ni écrire.

 

25 avril 1974.

 J’ai 20 ans. Je suis française, je deviens portugaise au grand jour. Avant je l’étais, je ne le disais pas, c’est mon nom qui me dénonçait. Je répondais à demi-mots. Fille d’immigrés, fille des crève-la-faim, fille de la honte, fille de l’exil. Portugaise je l’étais de père et de mère. Portugaise, fière enfin d’appartenir à un peuple qui relevait la tête, avec panache, après quarante ans de dictature, après quarante ans d’obscurantisme.

Lire et écrire l’histoire des colonies. Plonger dans les auteurs méconnus, Miguel Torga, Mia Couto, Eça de Queiros, Ferreira de Castro. Ravissements qui alimentaient ma fougue, mes rêves d’un monde meilleur, d’un monde autre.

Je travaillais, caissière, ouvrière d’usine, femme de ménage, enquêtrice pour les maisons de sondage, chanteuse de rue à la voix cassée.

J’économisais sou après sou pour m’offrir un retour aux sources, l’appel du pays, la Lusitanie jusqu’au Brésil.

Tout connaitre, tout apprendre d’avant, de l’histoire, celle dont on ne parlait pas, découvrir les bagnes de Salazar, la guerre coloniale, Angola, Mozambique, Guinée Bissao.

Tout voir, tout avaler, tout digérer, écrire toujours et lire sans répit comme si demain n’existerait pas. Aller dans le pays, travailler, repartir à l’autre bout, gagner encore quelques sous, découvrir la vraie vie, celle de tous les jours, celle de tout le monde.

Dix ans à aller d’abord dans ces pays qui réveillaient en moi quelque chose que je sentais et qui jamais n’avait émergé.

Puis voir ailleurs et comprendre. S’arrêter enfin, reprendre les études pour domestiquer les outils du savoir parce que savoir c’est pouvoir.

A la BNF